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FINANCEMENT ET DONNÉES SOCIALES

ÉTUDE

Fraude et non-recours : la convergence des luttes au service de la juste prestation

Offrir une « juste prestation », c’est-à-dire une prestation sociale équitable et adaptée aux situations individuelles et à leurs évolutions, constitue un enjeu majeur pour le modèle de protection sociale français. En effet, cela fait écho au cœur même de notre contrat social, et à l’idéal d’égalité et de justice entre tout un chacun, selon lesquels la société doit permettre d’assurer une existence décente à ses membres.

La lutte contre la fraude et le non-recours : les deux visages de la « juste prestation »

Servir la juste prestation, c’est réussir à attribuer une aide au moment où l’individu en a besoin. C’est cet objectif qui motive les grands chantiers qui agitent aujourd’hui la sphère sociale autour du Dispositif de Ressources Mensuelles (DRM). Ce système, outil central en cours de déploiement, permettra de ne plus attribuer les aides versées sous conditions de ressources sur la base d’une situation lointaine, mais sur la base des derniers mois écoulés. Mais la juste prestation, c’est également s’assurer que personne ne reçoit plus que ce qui lui est dû (lutter contre la fraude) et, à l’inverse, s’assurer que ceux qui ont droit à une aide la reçoivent effectivement (lutter contre le non-recours). En résumé : « à chacun ce qui lui est dû aujourd’hui, ni plus ni moins ».

Recto : la lutte contre la fraude aux prestations sociales

La lutte contre la fraude aux prestations et cotisations sociales, qui consiste en « une irrégularité ou une omission commise de manière intentionnelle au détriment des finances publiques »[1], est un thème qui s’est imposé progressivement en France. A partir des années 1990, contrôler l’attribution des minima sociaux devient une préoccupation grandissante pour assurer l’équilibre d’un modèle social essentiellement basé sur une logique déclarative et assainir les comptes sociaux.

Lutter contre la fraude est désormais devenu une préoccupation majeure (d’aucuns diront : « un marronnier ») et une politique publique à part entière déclinée en programmes déployés à tous les niveaux. Dans ce cadre, la Cour des Comptes a publié en septembre 2020 un rapport sur le sujet et la plupart des organismes de la Sécurité sociale interrogés mentionnent la fraude comme un terrain d’innovation dans leurs conventions d’objectifs et de gestion (COG).

Néanmoins, il reste difficile de mesurer précisément l’ampleur de cette fraude, laquelle concerne à la fois les bénéficiaires (qui peuvent chercher à se voir attribuer des aides auxquelles ils n’ont pas droit), les employeurs (qui peuvent déclarer des données incorrectes, ce qui constitue une fraude aux cotisations sociales) mais aussi les opérateurs (par exemple des entreprises de transport sanitaire qui falsifient leurs facturations) ou les prescripteurs (par exemple des médecins qui prescrivent de faux arrêts de travail). On constate ainsi que les chiffres peuvent varier grandement. La délégation nationale à la lutte contre la fraude estime qu’en 2017, la fraude aux prestations sociales aurait atteint un montant de 583 millions d’euros[2].

Verso : la lutte contre le non-recours

Si la lutte contre la fraude, aujourd’hui encore, attire davantage le feu des projecteurs, petit à petit le thème de la lutte contre le non-recours a commencé à faire parler de lui en France au cours des années 1990, dans un contexte de lutte accrue contre la pauvreté et l’exclusion. Bien que le non-recours reste un phénomène complexe, du fait de la multiplicité des causes et de la spécificité des cas, les études suggèrent toutefois quelques causes principales : les freins administratifs, la complexité des critères d’éligibilité, le manque de connaissance des prestations et la stigmatisation qui peut parfois les accompagner ainsi que les restrictions juridiques interdisant le rapprochement des données.

Des chiffres sont difficiles à avancer, néanmoins, le montant total non distribué en raison du non-recours était estimé à 430 millions d’euros en 2010 et concernait un panel varié de prestations dans plusieurs domaines (santé, emploi, etc.). Par ailleurs, beaucoup d’organismes prestataires, comme ceux de la branche famille, dissocient le non-recours total et le non-recours partiel et mettent désormais en place du « marketing social » afin de toucher un maximum d’assurés ou d’allocataires.

La convergence des luttes

Même s’il est difficile d’estimer la réalité de la fraude comme du non-recours, il n’est pas possible de minimiser le danger qu’ils font courir au système de sécurité sociale tout entier. En effet, il est à craindre que ces deux phénomènes ne fragilisent la confiance que nous lui accordons, en laissant suspecter un effort de solidarité sapé par la fraude, sans pour autant garantir une existence décente aux plus mal-lotis. Ces deux luttes répondent donc au même objectif : faire valoir le « juste droit », une « juste prestation »[3]. Pour une meilleure justice sociale, la convergence s’impose.

Pour tendre vers la juste prestation, il faut en effet réaffirmer que la lutte contre la fraude et la lutte contre le non-recours ont en réalité une visée commune : sauvegarder la confiance des Français dans leur système de protection sociale. Les pertes financières liées à la fraude ne doivent pas être perçues comme pouvant être compensées par les économies du non-recours : une aide qui ne serait pas versée alors même qu’elle est dûe pourrait entraîner une situation critique dont le coût serait autrement plus important que celui de l’aide elle-même.

Les données sociales comme levier d’action : de la réparation à la prédiction

Ces dernières années ont vu la création de systèmes majeurs de collecte et de traitement des données sociales. Qu’il s’agisse de la Déclaration Sociale Nominative (DSN), qui s’est substituée aux déclarations sociales et (en partie) fiscales des revenus versés par les employeurs, ou du Passage des Revenus Autres (PASRAU), qui permet aux organismes verseurs de revenus de remplacement de réaliser leurs déclarations obligatoires, les données sociales sont déclarées chaque mois avec une précision sans cesse grandissante. Ce sont d’ailleurs ces sources qui alimentent le DRM, pierre angulaire de la stratégie actuelle de modernisation des prestations sociales.

Avec des compétences croissantes dans la gestion de ces données, les organismes de protection sociale utilisent de plus en plus ces outils (DSN, PASRAU, DRM), pour imaginer des moyens plus efficaces de lutte contre la fraude et le non-recours.

Tout comme eux, nous sommes convaincus de l’importance de la valorisation de ces données : avec une large base de données, il est possible d’exploiter les data sets de manière complète en combinant les méthodes de datamining et du machine learning, qui permettraient d’utiliser les portefeuilles de données dans un objectif non plus seulement réparateur – une fois la fraude commise ou le non-recours atteint – mais dans un but prédictif de détection anticipée des cas de fraude et de non-recours. Des modélisations permettent ainsi de repérer à grande échelle les événements pouvant mener à ces situations, d’envoyer des alertes aux organismes concernés ou même d’entrer directement en contact avec les assurés.

Si le constat est clair, il est désormais temps de passer à la réalisation des potentialités déjà bien identifiées de ces outils, aussi bien dans la sphère de la protection sociale que dans celle de l’emploi et de la formation professionnelle (en lien avec la lutte contre la pauvreté). Pour ce faire, nous préconisons les actions suivantes :

  • Dans le cadre de la lutte contre la fraude : la mise en place de méthodes de datamining afin de surveiller de larges volumes de données, détecter celles qui s’avèrent atypiques ou aberrantes et ainsi de signaler des fraudes potentielles. En complément, l’utilisation de la data science permettrait l’identification des facteurs contextuels et l’anticipation de ces comportements frauduleux, avant que ceux-ci ne soient commis ;
  • Dans le cadre du non-recours : la constitution d’une méthodologie similaire de détection basée sur la data et de formation des gestionnaires, afin de mieux appréhender les discussions avec un assuré qui ne recourt pas à ses droits (par non-connaissance ou par choix) ;
  • Enfin, une stratégie transverse et collaborative pourrait être développée entre les différents organismes manipulant les données sociales. Considérer la situation de l’assuré dans son ensemble et signaler les cas détectés à tous les organismes traitant des données de l’individu pourrait permettre d’apporter une réponse plus efficace et entière aux situations de fraude et de non-recours.

[1] Définition de la délégation nationale à la lutte contre la fraude.

[2] Au niveau des organismes, la Cnaf a détecté en 2019 une fraude sociale de 323,7 millions d’euros, la Cnam de 286,7 millions et la Cnav de 66,9 millions, tandis que l’Urssaf annonçait 708 millions d’euros de fraude détectée et Pôle emploi 212 millions.

[3] Expressions utilisées par Matthieu Arzel dans son article « Lutte contre la fraude, recours aux droits et citoyenneté » publié dans Regards n°58 d’avril 2021 et dans le rapport de Christine Cloarec-Le-Nabour et Julien Damon « La juste prestation pour des prestations et un accompagnement ajustés – Rapport au Premier ministre » publié en septembre 2018.

Iris Barbier Saint Hilaire, Pierre-Luc Delage, Noémie Remy, 15.11.2021

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Crédit photo : Max Bender sur Unsplash

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