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EMPLOI & FORMATION PROFESSIONNELLE

INTERVIEW

Emploi et handicap : du milieu protégé vers le milieu ordinaire. Entretien avec Théophile Verdier, responsable de l'ESAT l'Arche des Trois Fontaines

Dans la poursuite de notre cycle de réflexion sur l’emploi des personnes en situation de handicap, nous avons souhaité regarder du côté du milieu protégé pour interroger les passerelles et les transitions possibles. Pour cela, nous avons la chance de compter parmi nos alumni YCE Théophile Verdier, Responsable de l’ESAT l’Arche des Trois Fontaines à Ambleteuse (Hauts de France) qui a accepté de nous partager son point de vue.

Peux-tu nous expliquer le fonctionnement d’un ESAT et son objectif ?

Un ESAT a un double objectif :

-        Accompagner des personnes en situation de handicap par le travail . C’est un ESMS (établissement social et médicosocial) financé par l’ARS pour cet accompagnement.

-       Produire des biens et/ou des services pour fournir un travail (base de l’accompagnement) et pour assurer la pérennité financière de la structure (pour la rémunération des travailleurs et l’achat du matériel et fournitures dédiés à la production)

Les travailleurs ESAT relèvent du code de l’action sociale et des familles et non du droit du travail. La loi plein emploi promulguée en fin d’année dernière a fait bouger les lignes en accordant des droits plus proches des droits salariaux et qui n’existaient pas jusqu’ici - comme la complémentaire santé obligatoire ou le droit de grève.

Historiquement l’ESAT n’a pas été pensé comme un tremplin vers l’emploi en milieu ordinaire. A titre d’exemple, nous accueillons 60 travailleurs et ces 3 dernières années nous n’avons eu qu’une sortie vers le milieu ordinaire et il s’agissait d’une entreprise adaptée. Cette approche est en train de changer et les politiques publiques engagées ces dernières années visent à ne plus envisager l’intégralité d’une carrière en ESAT, mais à évoluer vers le milieu ordinaire.

Quels sont les parcours des personnes que vous accompagnez et comment sont-elles rémunérées ?

On trouve majoritairement 2 parcours :

-       Le parcours le plus classique est constitué de personnes préalablement prises en charge par un IME (instituts médicaux éducatifs) qui entre 16 et 21 ans ont réalisé des stages en ESAT ; stages ayant permis de les orienter par la suite en ESAT.

-       Le 2nd parcours est constitué de personnes qui sont passées par le milieu ordinaire, s’y sont retrouvées en difficulté, avant d’être ré-orientées vers un ESAT.

Les ressources financières des travailleurs sont décomposées en trois niveaux :

-       Une rémunération directe versées par les ESAT, légalement comprise entre 5% et 50% du SMIC, avec une moyenne autour de 10%

-       L’aide au poste, autour de 800€ (50.7% du SMIC), versée par l’Etat via l’ASP (Agence de Services et de Paiement) aux ESAT et reversée aux travailleurs

-       l’AAH (allocation Adulte Handicapé) versée par les CAF en fonction du taux de handicap, avec des modes de calcul complexes, et qui ne sont pas les mêmes en ESAT ou en milieu ordinaire. Le fonctionnement de l’allocation est flou et complexifie les passages en milieu ordinaires par peur de perte de revenus. A ce propos, l’étude IGAS-IGF de Février 2024 a proposé la création d’un simulateur pour faciliter ces transitions.

Cette étude IGAS-IGF devait analyser les conséquences d’une évolution du statut des travailleurs ESAT en un statut assimilé-salarié (en particulier évolution de la rémunération avec 15% du SMIC versé par l’ESAT complétés par 85% versés par l’Etat). Les conclusions ont mis en lumière l’impact fort sur l’équilibre financier des ESAT d’une telle mesure – 55% des ESAT seraient en déficit contre 29% actuellement. L’étude préconise donc de ne pas retenir cette mesure.

Comment se situe la France sur le plan du travail des personnes en situation de handicap ?

L’ONU a déclaré que la France était en dehors des grands engagements internationaux sur la désinstitutionalisation. Elle nous a rappelé à l’ordre pour ne plus isoler les personnes en situation de handicap dans des structures et des dispositifs spécifiques mais pour les inclure activement dans la société.

Néanmoins pour accompagner ce mouvement vers le milieu ordinaire, il faudra que la perception du handicap par la société et par les entreprises évolue fortement. Cela demande un volume d’accompagnement, d’adaptation et d’investissements très important.

On peut espérer que Paris 2024 ait aidé à changer cette perception. Ca a été le cas sur le programme des bénévoles qui a su adapter son parcours d’embauche et d’intégration. Au lieu de s’engager 10 journées complètes, il était demandé 5 journées partielles pour les personnes en situation de handicap. Des sessions spécifiques d’explication ont également été tenues et sur chaque site les bénévoles en situation de handicap disposaient d’un référent pour les accompagner. 6 travailleurs de l’Arche des Trois Fontaines ont ainsi été bénévoles. Cela leur montre que c’est possible, qu’elles sont capables, et cela participe à changer la vision du handicap dans la société.

Mais les changements à opérer sont majeurs et nous rencontrons déjà de grandes difficultés à accompagner les personnes dont les freins à l’insertion sont les moins importants. A titre d’exemple, les dispositifs d’emploi accompagné ne concernent quasiment pas de public ESAT.

Quels sont à tes yeux les principales difficultés pour favoriser ce passage d’ESAT vers le milieu ordinaire

Pour les personnes avec le plus de capacités les principales difficultés sont la confiance en soi et le regard des autres, le handicap est d’une manière générale mal compris et mal perçu par notre société et renvoie une image négative.

Dans ces conditions, envisager un retour vers le marché du travail et le milieu ordinaire n’est pas simple et génère chez de nombreux travailleurs en ESAT de la crainte. C’est vrai pour ceux très éloignés de l’emploi, mais c’est également souvent vrai pour ceux qui en sont plus proches. Passer dans le milieu ordinaire c’est davantage s’exposer et quitter un lieu rassurant pour aller vers un lieu, l’entreprise, qui expose à bien plus de pression. Pour des personnes ayant des troubles cognitifs et psychologiques, majorité de la population des ESAT,  cette pression fait peur.

Côté Entreprise il faut accepter qu’une telle transition demande de l’énergie pour être mise en place notamment pour adapter le fonctionnement, le poste. Dans un monde du travail qui demande toujours plus de rapidité et de polyvalence ce pas de côté est compliqué.  

De nombreuses évolutions impactent depuis quelques années le fonctionnement des ESAT (la loi plein Emploi, le plan de transformation des ESAT, la CNH - conférence nationale du handicap - d’avril 2023, etc.). Peux-tu nous en parler ?

Les évolutions sont en effet multiples :

-       Comme je l’ai précédemment évoqué, les droits des travailleurs en ESAT évoluent progressivement et se rapprochent du droit du travail classique : droit de grève, création d’un délégué des personnes, alignement des congés sur le droit du travail classique, etc.

-       La gouvernance au sein des ESAT est impactée avec par exemple la mise en place de l’instance mixte qui se rapproche des fonctions d’un CHSCT (traitant de sujets de QVT, de santé, de sécurité…) Cette instance permet d’associer les travailleurs au fonctionnement des établissements en plus du Conseil de la vie sociale (CVS) déjà en place.

-                La création d’un carnet de parcours doit permettre de fluidifier le parcours du travailleur en retraçant, sur un format standardisé à l’échelle nationale, ses expériences professionnelles, ses diplômes, certifications et formations. Un décret doit préciser le format de ce carnet.

-       L’orientation des personnes en situation de handicap évolue également. La CNH de 2023 fixe la délivrance d’une orientation ESAT par les MDPH après que France Travail ait reçu la personne et se soit prononcé en ce sens. Cela va dans le sens de rapprocher les personnes en situation de handicap du droit commun, mais cela pourrait avoir un impact sur le fonctionnement des ESAT (les personnes les plus proches du milieu ordinaire sont généralement les plus productives pour les ESAT)

-       Les dispositifs évoluent pour faciliter, dans les deux sens, les passerelles entre ESAT et milieu ordinaire : faciliter par exemple via des temps partiels le passage d’ESAT vers milieu ordinaire mais également ré affirmer un droit de retour en ESAT.

Ces changements ne sont pas sans conséquence sur le fonctionnement des ESAT et si chercher à rapprocher les personnes en situation de handicap du droit commun est le sens à suivre, il faudra trouver le bon équilibre pour que les ESAT puissent assurer leur pérennité financière. Cela imposera également aux entreprises de changer leur perception et d’adapter leur fonctionnement.

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