FINANCEMENT ET DONNÉES SOCIALES
Vers une juste prestation sociale : le chemin parcouru, le chemin à parcourir. Entretien avec Gaudérique Barrière.
Aujourd’hui les allocations logement, demain sans doute le RSA, la prime d’activité et d’autres aides encore : les prestations sociales ont vocation à être calculées et attribuées non plus (seulement) sur une base déclarative mais sur la base des données de revenus automatiquement collectées chaque mois à la source pour l’ensemble de la population.
En théorie cette évolution doit permettre de :
- Limiter les risques d’erreurs déclaratives, voire de fraude, et les versements indus ;
- Détecter les individus qui ne demandent pas les aides auxquelles ils ont pourtant droit ;
- Servir des prestations calculées au plus près de la situation réelle des individus et non plus sur la base d’une situation lointaine.
En pratique ces ambitions sont parfois contrariées et il arrive encore que le dispositif produise des effets discutables qui appellent un examen critique.
Tout en rappelant les gains espérés, Gaudérique Barrière, Directeur de la CAF de l’Oise, explicite les limites actuelles de ce nouveau système de calcul et d’attribution des aides sociales.
La réforme des allocations logement a été permise par l’exploitation des données sociales : quel premier bilan faites-vous pour les bénéficiaires en termes de qualité de service (simplification, fiabilité des montants calculés/versés, etc.) ?
Après quelques difficultés au démarrage, la délivrance mensuelle des prestations fonctionne désormais et permet d'offrir un niveau de service adapté aux allocataires. Sa mise en œuvre pratique a néanmoins mis en évidence certains écueils : le retour d’expérience est riche pour préparer les étapes ultérieures.
En effet, depuis la mise en œuvre de la réforme il y a un an et demi, nous mesurons le manque de maîtrise des données desquelles nous dépendons : nos gestionnaires conseil ont besoin de mieux comprendre les données utilisées pour fournir un meilleur accompagnement. De plus, la réglementation pouvant être difficile à appréhender, notamment sur la nature des revenus à déclarer, l’automatisation du calcul peut conduire à une discordance entre le montant d’allocation versée (qui, par principe, est le reflet de la bonne application de la loi) et le montant auquel s’attendaient les allocataires (qui correspondait à leurs pratiques déclaratives de bonne foi).
Par ailleurs, la réforme a fait le pari de calculer les prestations au plus près des situations des individus en procédant à des réajustements chaque trimestre. Il est néanmoins important de garder à l’esprit qu’il s’agit de bénéficiaires pour qui toute variation, même de 20 ou 30 euros, est susceptible d’avoir un impact significatif sur leur équilibre financier. En utilisant des données plus contemporaines, les mouvements de la paye et les régularisations opérées de manière fréquente peuvent induire une plus grande volatilité des montants de prestation versés, qui réduit la visibilité des allocataires sur leurs revenus futurs.
Les allocataires ont perdu en capacité de planification ; il n’est pas certain qu’un système qui colle davantage à la situation des individus soit ressenti comme un gain : les faits méritent selon moi d’être questionnés pour l’extension du dispositif aux prestations à venir. Il faudra également préparer plus encore le changement pour le futur RSA et la prime pour l’activité que pour l’aide au logement car ce sont des montants qui sont plus importants et qui sont – s’agissant du RSA – souvent l’unique revenu des allocataires.
Comment cette réforme visant à moderniser la délivrance des prestations versées par les CAF (en tendant vers une plus grande automatisation, notamment dans l’alimentation des revenus de référence issus du Dispositif de gestion des Ressources Mensuelles (DRM) et moins d’un déclaratif usager) impacte-t-elle le métier des gestionnaires au quotidien ?
La réponse des gestionnaires serait : depuis la mise en œuvre de la réforme, notre vie est plus compliquée. On est sorti d’un SI vieillissant certes, mais stable et maitrisé pour aller vers un SI qui est encore en transition et cela crée de l’instabilité. Les gestionnaires doivent composer en cette période de transition avec deux systèmes parallèles, ce qui accroît les incidents et impacte la productivité. Actuellement, les gestionnaires perdent entre 1 et 8% des saisies qu’ils réalisent chaque jour. La nature des activités qu’ils réalisent n’a cependant pas fondamentalement changé : leur métier est de veiller au "juste droit" par la vérification des situations individuelles ou la régularisation des cas complexes ou des cas que le système ne gère pas automatiquement.
L’effet sur le métier des gestionnaires sera probablement plus important à l’issue de l’extension au RSA et à la prime pour l’activité, car la plus grande automatisation attendue pourra à terme rendre possible une réorientation plus franche des activités vers le conseil et l’accompagnement des usagers. En parallèle, une réflexion émerge dans le réseau de la branche Famille autour de "l’approche populationnelle", qui repense l’organisation des services vers plus de spécialisation selon les profils des bénéficiaires et l’adaptation du service proposé en fonction des attentes de chacun.
Quelles étaient les actions engagées avant la réforme pour la lutte contre la fraude au niveau des CAF ? Celles-ci ont-elles été impactées par la réforme des allocations logement ? Et sur le non-recours ?
Sur la lutte contre la fraude, l’essentiel de nos opérations de contrôle est fondé sur des dispositifs de datamining portés au niveau des CAF qui mettent en évidence des situations de risques ou d’incohérence. Il y a ensuite différents types d’actions : des contrôles classiques sur place ou sur pièce. Les contrôles sur pièce relatifs aux revenus ont vocation à se réduire drastiquement si l’alimentation du dispositif DSN-PASRAU est généralisée. De ce point de vue, il y a avec l’exploitation des données sociales une vraie opportunité de transformation de l’activité des CAF et de gains de gestion.
Sur la lutte contre le non-recours, l’automatisation du versement à partir du DRM permettrait des avancées significatives et ouvre une réelle opportunité d’action pour l’accès aux droits. Cela est toutefois conditionné à une évolution des autorisations délivrées par la CNIL.
Nos actions pour l’accès au droit ne peuvent cependant se limiter à cela, les données relatives aux revenus n’étant les seules mobilisées pour l’ouverture des droits (l’exemple le plus évident étant celui des prestations liées au handicap, mais on peut aussi citer l'allocation de soutien familial dont peuvent bénéficier les parents séparés). A ce stade, il est d’ailleurs déjà possible d’agir contre le non-recours sur la base de constats simples. A l’aide de questionnaires assez basiques (le niveau de revenus, le type de logement ou la situation familiale), les gestionnaires peuvent détecter des situations incohérentes qui méritent d’être étudiées.
En cible, à mon sens, il faudra en complément des dispositifs automatisés s’appuyant sur le DRM, renforcer la coordination avec nos partenaires sur le terrain : des associations comme le SAMU social ou les Restos du cœur sont en mesure de toucher des publics qui nous sont peu accessibles et seront nos alliés dans la lutte contre le non-recours.
28.07.2022
Pour aller plus loin :
- La juste prestation sociale : oui, mais tout de suite ? Entretien avec Frédéric Marinacce et Valérie Marty.
- Entretien avec Elisabeth Humbert-Bottin : quel usage des données sociales pour la modernisation des prestations ?
- Entretien avec Véronique Puche : quelle évolution technique pour une juste prestation sociale ?
- Entretien avec Marianne Kermoal-Berthomé : quel avenir pour les aides sociales attribuées sous conditions de ressources ?
- Non-recours, fraude : les données sociales au coeur d'une juste prestation ?
- Workshop : "Non-recours, fraude : les organismes de protection sociale au service d'une juste prestation"
- Elisabeth Humbert-Bottin (GIP-MDS) : "les données sociales sont un outil puissant de performance et de protection"