FINANCEMENT ET DONNÉES SOCIALES
Tribune. D’une guerre à l’autre : il aura fallu une pandémie pour rappeler les vertus du modèle français de protection sociale
Depuis le début de la crise du Covid-19 en France, la « première ligne » a remplacé les « premiers de cordée » dans le discours politique. Mais derrière ces expressions, on devine qu’il n’y a pas exactement les mêmes femmes et les mêmes hommes. En première ligne aujourd’hui on trouve les soignants et les policiers mais aussi ceux dont hier encore on ne parlait pas : les caissiers, les livreurs et les éboueurs. Ce renversement soudain fait écho, dans le discours politique, au retour en grâce de la protection sociale : « ni coût ni charge, mais bien précieux, atout indispensable quand le destin frappe », affirme le Président de la République le 12 mars, alors qu’il ressuscite dans la même phrase – rebondissement que les réformes récentes ne permettaient pas de prévoir – le vieil « État-Providence » hérité de la Libération. L’état de guerre, en renversant pour un temps la hiérarchie des priorités publiques, va-t-il conduire le pays, comme par le passé, à « réinventer » sa protection sociale pour la renforcer ?
/Les ordonnances d’après-guerre retrouvent de l’actualité.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la protection sociale française n’est certes pas inexistante, mais hétérogène, sans couverture chômage, un faible niveau de retraites et des prestations santé insuffisantes, elle reste incomplète et fragile. Pendant le conflit, le droit de chacun à la sécurité sociale se voit néanmoins consacré par plusieurs déclarations internationales et donne lieu au développement des politiques publiques en la matière : alors qu’au Royaume-Uni, le célèbre Beveridge propose un plan de sécurité sociale généralisant des prestations forfaitaires à toute la population, en France la Résistance prépare l’après-guerre et propose, avec l’adoption du programme du Conseil National de la Résistance un « plan complet de sécurité sociale ». Au sortir du conflit, celui-ci donne lieu à l’adoption des ordonnances du 4 et du 9 octobre 1945, actes fondateurs de notre système de sécurité sociale. La Seconde Guerre mondiale est ainsi fortement marquée par le développement de l’État social.
Si l’on fait aujourd’hui référence à l’après-guerre pour rappeler la forte récession qui marque la période et la mettre en parallèle avec la chute du PIB français depuis la crise du Covid-19, il faut aussi noter que la crise sanitaire met en évidence l’importance des acquis sociaux de 1945 qui n’ont cessé de se développer depuis. En effet, l’on constate de part et d’autre de l’échiquier politique et dans les médias la résurgence de la protection sociale comme problème public. Comme si la réponse à une « guerre » et la mobilisation pleine et entière de la Nation était, au fond, un rappel du fondement de notre modèle faisant consensus au-delà de tous les clivages idéologiques.
/Comment la « guerre » sanitaire contre le Covid-19 fait la part belle à l’État social.
Au premier rang, le Président de la République Emmanuel Macron déclare à la fin de son allocution le 12 mars dernier que la pandémie révèle d’ores-et-déjà « que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux ». A l’image de l’Organisation internationale du travail, qui déclare que « la crise du #COVID-19 montre que les progrès réalisés en matière de protection sociale sont insuffisants », nombreuses sont les déclarations allant dans le même sens et qui depuis l’allocution présidentielle rebondissent sur l’importance des systèmes de protection sociale, en France et ailleurs, non seulement pour protéger la population en favorisant l’accès aux soins et les indemnités maladie mais aussi pour mieux absorber le choc économique[1]. En même temps, l’importance de l’État-Providence et sa souveraineté sont plus largement rediscutées dans les champs politique et médiatique[2].
/Notre capacité souveraine à nous défendre contre une catastrophe sanitaire réinterroge l’avenir de notre modèle de protection sociale.
Force est de constater que la crise sanitaire actuelle est l’occasion de réinterroger la gestion du risque maladie, à la fois sur le volet de la protection et sur le volet de son financement, et ce d’autant plus que les réformes de l’hôpital public et ses coupes budgétaires sont aujourd’hui au centre de l’attentionalors qu’elles ne suscitaient qu’un faible émoi lorsque les soignants défilaient dans les rues il y a quelques mois.Le risque maladie, mais pas que.
En parallèle, elle permet également de questionner la protection du risque chômage, dans la mesure où elle touche et touchera très certainement les travailleurs dans les mois à venir, qu’il s’agisse entre autres de salariés mis au chômage partiel ou de parents en arrêt car obligés de garder leurs enfants. La protection des petits revenus, des temps partiels et des indépendants – qui fournissent aujourd’hui le gros des forces en « première ligne » – sera vraisemblablement réinterrogée elle aussi à la lumière de leur exposition manifeste pendant la crise. Car comme en témoignent les missions confiées à la « réserve civique », c’est la protection des plus fragiles qui pose question : comment protéger les sans-abris, les personnes dépendantes ou les bénéficiaires des minima sociaux dans le contexte actuel ?
Comment protéger enfin les résidents des Ehpad, ces structures médico-sociales jouant un rôle autrefois dévolu aux familles (s’occuper des ascendants), où des milliers de grands-parents meurent seuls, isolés de leurs familles ? D’une guerre à l’autre, le sort de ces personnes âgées souvent nées avant-guerre pose la question de l’accompagnement du 4e âge et de la dépendance, mais renforce également la question que tout le monde se pose en France : pourquoi manque-t-on autant de matériel clé pour lutter contre le virus : masques, réactifs et tests PCR, gel hydroalcoolique, surblouses pour les soignants… ?
Les faiblesses de la souveraineté de notre système de santé sont ainsi mises en avant et réactualisent une vieille idée : celle de l’indépendance nationale pour la production de biens et services essentiels. L’indépendance nationale n’est pas la seule idée dépoussiérée par les événements : la subsidiarité, réputée incompatible avec notre traduction centralisatrice, et la solidarité de proximité, à peu près complètement externalisée par les pouvoirs publics et boudée, dit-on, par les jeunes générations, sont aujourd’hui dans toutes les bouches… Indépendance, subsidiarité, proximité : ces trois mots ne sonnent-ils pas comme une devise pour la protection sociale de demain ?
Quel rôle pour l’Europe alors ? Au-delà du soutien aux économies nationales, qui semble acquise malgré l’épineuse question des eurobonds comme en témoignent la mobilisation de la BCE, de la BEI et du MES, on peut espérer que les initiatives allemandes, luxembourgeoises et suisses ouvrent la voie à un véritable plan européen de mutualisation des ressources logistiques et sanitaires en temps de crise…
Manon Cousseau, Antoine Caullet, Lucas Schneider.
YCE Partners, expert des métiers de la Protection Sociale (santé, retraite, emploi, solidarités) s’engage pour construire l’avenir de notre modèle social auprès de ses clients tant publics que privé.[1] En témoignent notamment les comparaisons des impacts des systèmes de protections sociale étasunien d’une part et européens d’autre part, voir par exemple « Coronavirus : la protection sociale en Europe, un vaccin contre la récession », Courrier international.[2] En témoignent les articles suivants :
- “État Providence” : “Encore un effort Monsieur le Président”, tribune Le Monde,
- La crise du coronavirus doit amener l’Europe à changer de logiciel économique, chronique Le Monde.
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