FINANCEMENT ET DONNÉES SOCIALES
Quelle protection sociale pour demain ?
Des appels à imaginer le « monde d’après » s’expriment largement en cette période, la plupart porteurs d’un espoir de changement radical – mais qui peuvent prendre la forme d’incantations, parfois plus sombres voire désabusées[1].
Ces prédictions sont par nature incertaines mais traduisent de larges mouvements de réflexion qui remettent en cause, à l’occasion de la crise du Covid-19, nos modèles de pensée et le fonctionnement même de nos sociétés. “Feu de paille”, diront certains. Nous avons la conviction que ces réflexions portent en germe la protection sociale de demain, capable de résister aux crises qui pourraient survenir à nouveau dans les années, dans les décennies à venir.
Renforcer le système actuel pour qu'il continue à jouer pleinement son rôle de filet de sécurité Le système de protection sociale a pleinement joué son rôle d’amortisseur et de filet de sécurité au plus fort de la crise sanitaire mais a également été fortement mis à l’épreuve durant cette période (rappel de la tension sur les moyens des hôpitaux, mise en exergue de l’impuissance des EHPAD…). Son socle doit être réaffirmé et ses fondements consolidés, avant d’envisager des actions de transformation.
Le défi du non-recours. Pour les plus vulnérables, la protection sociale relève d’une « mission vitale » : très concrètement, elle permet de percevoir un « minimum vital », pour « rester en vie ». Les textes fondateurs de la Sécurité sociale posent ce principe d’universalité[2] et les réformes des dernières décennies s’inscrivent dans une dynamique d’universalisation des droits sociaux (couverture des charges de famille, CMU/PUMA, CPF…). Toutefois, plusieurs obstacles empêchent que ce caractère universel de la protection sociale s’exerce dans les faits, en particulier le phénomène de non-recours aux prestations.
Diminuer le non-recours implique à la fois la simplification des dispositifs existants (une meilleure lisibilité des dispositifs concourt à la sécurisation de l’application des droits) et la définition de politiques sociales auxquelles adhèrent les publics cibles. La mise en place prochaine du revenu universel d’activité sera une occasion de lutter contre le non-recours en s’appuyant sur les bases de données de ressources partagées entre les organismes sociaux qui sont en train d’être mises en place.
Protéger contre de nouveaux risques : la dépendance. Ce que cette crise a prouvé, c’est également que notre société est soumise à de nouveaux risques qui doivent être mieux pris en compte et anticipés dans nos politiques publiques. La création d’un cinquième risque « dépendance » de la sécurité sociale, qui semble s’esquisser dans le projet de loi relatif à la dette sociale proposé par le Gouvernement, et qui permettrait d’affecter des ressources pérennes à la prise en charge de notre population vieillissante, constitue une première étape dans l’adaptation de notre système à ces enjeux nouveaux.
Digitaliser et réduire la fracture numérique. De même, depuis l’adoption des mesures de confinement, le recours à la télémédecine relève le défi de la continuité du suivi médical de la population. L’adoption massive de cette pratique par les médecins et la prise en charge à 100% de ces prestations par l’Assurance maladie en font un outil incontournable dans la lutte contre la diffusion du virus et le désenclavement des populations isolées. Développer les services en ligne et réduire la fracture numérique pour que chacun puisse y accéder constituent des étapes essentielles dans la restructuration du paysage médical et l’accroissement de la résilience de notre système de protection sociale.
Des pistes de métamorphose de la protection sociale de demainRevenu universel. Notre système de protection sociale doit également se transformer pour pouvoir affronter les chocs à venir et répondre pleinement aux nouveaux risques et enjeux (notamment la transformation de la structure de l’emploi). Dans ce contexte, la question de la mise en place d’un dispositif de revenu universel revient dans le débat public (des expérimentations sont ainsi menées à la faveur de la crise actuelle au Japon et au Canada). Ce dispositif dont les contours sont à préciser apparaît comme un moyen de renforcer le système de protection sociale tout en comblant certaines de ses lacunes, notamment celle de ne pas pouvoir garantir à tous un filet de sécurité inconditionnel qui protège des chocs de la crise et prévient le creusement des inégalités.
De nouvelles sources de financement. La crise sanitaire du Covid-19 a fortement augmenté le déficit de la Sécurité sociale (environ 40 milliards sur l’année 2020, en raison de l’ampleur des mesures prises et de la faiblesse des recettes liées à la contraction de l’activité économique). Face à cette sensibilité des recettes à l’activité économique, certains plaident pour un élargissement des sources de financement, comme par exemple le département des finances publiques du FMI dont les économistes préconisent la mise en place d’un impôt de solidarité sur les plus hauts revenus[3], ou appellent à la mise en place d’une fiscalité sociale sur le patrimoine. Plus largement, dans cette période exceptionnelle, la dette sociale pourrait être considérée comme une dette plus large qu’une dette de la sécurité sociale et être appréhendée, tout comme la dette contractée par l’Etat, comme un investissement de long terme[4].
Vers une protection sociale européenne ? Enfin, la crise a révélé la nécessité d’une réflexion sur le développement de la protection sociale à l’échelle européenne dans une optique de mutualisation et gestion des risques à plus grande échelle. Prise de court par la rapidité de propagation du virus, l’Union européenne n’a pas su apporter une réponse sanitaire unifiée à l’épidémie, qui a été traitée majoritairement au niveau national. Pourtant, un virus ne connait pas de frontière. Qu’elle prenne la forme de « coronabonds » permettant de mutualiser les dettes sociales européennes, d’un fonds de relance à destination des régions les plus touchées, comme le proposent la France et l’Allemagne, ou encore du transfert et de la prise en charge de malades entre les pays membres (comme en témoignent les initiatives allemandes, suisses et luxembourgeoises), cette crise est l’occasion de (ré)activer la solidarité européenne et d’initier une réflexion sur les leçons à en tirer pour mieux préparer les futures crises sanitaires mondiales.
Le risque écologique. Pandémie mondiale aujourd’hui, effets du changement climatique demain : les crises à venir seront une combinaison de dynamiques sociales et écologiques, qui vont menacer les principes d’égalité face à ces risques. Renforcer notre système de protection sociale en le réinventant devra donc passer aussi par la reconnaissance de la vulnérabilité écologique comme un risque à part entière et la mise en place d’un système de protection adapté.
Sophie Caillaud, Khadija Ben Romdhane, Pierre-Luc Delage, le 04.06.2020
[1] « Ma crainte, c'est que le monde d'après ressemble au monde d'avant, mais en pire », a déclaré Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères, dans Le Monde du 20 avril.
[2] L’ordonnance du 4 octobre 1945, qui organise le nouveau système de Sécurité sociale prévoit que « le but à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ». La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, stipule que « toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ».
[3] Voir la note du département des finances publiques du FMI : https://www.imf.org/~/media/Files/Publications/covid19-special-notes/French/fr-special-series-on-covid-19-tax-issues-an-overview.ashx?la=en
[4] Voir la note sur l’état des lieux du financement de la protection sociale par le HCFiPS : https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/2020-05-13_etat_des_lieux_du_financement_de_la_protection_sociale.pdf
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